Protection juridique de la pêche artisanale durable : enjeux et perspectives

Face aux défis environnementaux et socio-économiques contemporains, la pêche artisanale représente un modèle alternatif aux pratiques industrielles intensives qui épuisent les ressources marines mondiales. Cette activité, exercée par plus de 50 millions de personnes à travers le monde, constitue non seulement une source vitale de protéines pour près de 3 milliards d’individus, mais incarne souvent des pratiques plus respectueuses des écosystèmes marins. Pourtant, malgré son importance, la pêche artisanale souffre d’un cadre juridique fragmenté et parfois inadapté qui ne garantit pas sa pérennité face aux pressions multiples. Entre reconnaissance internationale croissante et difficultés d’application locales, l’encadrement légal de cette activité révèle les tensions entre impératifs économiques, préservation environnementale et droits des communautés de pêcheurs.

Fondements juridiques internationaux pour la pêche artisanale

Le droit international a progressivement construit un cadre normatif qui, bien qu’incomplet, offre des bases pour la protection de la pêche artisanale durable. La Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (CNUDM) de 1982 constitue la première pierre de cet édifice juridique. Son article 61 impose aux États côtiers de prendre des mesures pour éviter la surexploitation des ressources halieutiques dans leurs zones économiques exclusives, sans toutefois mentionner explicitement la pêche artisanale.

Cette lacune a été partiellement comblée par l’adoption en 1995 de l’Accord sur les stocks de poissons, qui reconnaît l’intérêt des pratiques de pêche traditionnelles et artisanales. Néanmoins, c’est véritablement avec les Directives volontaires pour une pêche artisanale durable adoptées par la FAO en 2014 qu’un instrument spécifique a vu le jour. Ces directives, bien que non contraignantes, représentent une avancée majeure en établissant des principes directeurs pour le développement durable de la pêche artisanale.

Les Directives volontaires de la FAO : une avancée significative

Les Directives volontaires constituent le premier instrument international entièrement dédié à la pêche artisanale. Elles promeuvent une approche fondée sur les droits humains et reconnaissent explicitement la contribution des pêcheurs artisanaux à la sécurité alimentaire mondiale. Ce document aborde de façon holistique les dimensions sociales, économiques et environnementales de la pêche artisanale.

  • Reconnaissance des droits d’accès préférentiels aux zones de pêche traditionnelles
  • Protection des droits fonciers et d’usage des communautés de pêcheurs
  • Promotion de la participation des pêcheurs aux processus décisionnels
  • Valorisation des savoirs traditionnels dans la gestion des ressources

D’autres instruments internationaux renforcent indirectement cette protection. La Convention sur la diversité biologique (CDB) encourage la conservation des pratiques traditionnelles compatibles avec la préservation de la biodiversité. De même, la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones protège les activités de subsistance traditionnelles, dont la pêche artisanale pratiquée par ces communautés.

Ces instruments internationaux constituent un socle normatif qui guide les législations nationales. Toutefois, leur mise en œuvre reste variable selon les pays et présente des lacunes substantielles. La nature non contraignante de nombreux textes, notamment les Directives volontaires de la FAO, limite leur impact direct. Par ailleurs, l’absence de mécanismes de contrôle et de sanction efficaces réduit leur portée pratique face aux intérêts économiques puissants qui menacent souvent les zones de pêche artisanale.

Régimes juridiques nationaux et protection de la pêche artisanale

La transposition des principes internationaux dans les législations nationales révèle une grande diversité d’approches. Certains pays ont développé des cadres juridiques ambitieux pour protéger leur pêche artisanale, alors que d’autres peinent à reconnaître ses spécificités.

Le Sénégal a adopté en 2015 un Code de la pêche maritime qui réserve explicitement la zone des 12 milles marins aux pêcheurs artisanaux, créant ainsi une protection territoriale essentielle. Cette législation reconnaît également la valeur culturelle et économique de la pêche artisanale pour les communautés côtières. De façon similaire, le Chili a mis en place des Aires de Gestion et d’Exploitation des Ressources Benthiques (AMERB) qui accordent des droits d’usage territoriaux exclusifs aux organisations de pêcheurs artisanaux pour l’exploitation durable de certaines espèces.

L’Union européenne, à travers sa Politique Commune de la Pêche (PCP), reconnaît théoriquement l’importance de la pêche à petite échelle, mais les critiques soulignent que les mesures concrètes restent insuffisantes. Le système de quotas et l’attribution des droits de pêche favorisent souvent les opérateurs industriels au détriment des pêcheurs artisanaux. Néanmoins, des initiatives comme l’article 17 de la PCP, qui encourage les États membres à utiliser des critères environnementaux et sociaux dans l’allocation des possibilités de pêche, ouvrent des perspectives pour une meilleure reconnaissance de la pêche artisanale durable.

Mécanismes juridiques de soutien à la pêche artisanale

Plusieurs dispositifs juridiques nationaux cherchent à renforcer la position des pêcheurs artisanaux :

  • Droits d’accès préférentiels aux ressources halieutiques
  • Zones de pêche réservées (exclusion des navires industriels)
  • Reconnaissance légale des organisations de pêcheurs artisanaux
  • Subventions ciblées et exemptions fiscales
  • Protection du patrimoine culturel immatériel lié aux pratiques de pêche traditionnelles

L’Inde illustre cette approche avec sa loi sur la pêche marine de 2017 qui interdit la pêche industrielle dans une zone côtière réservée aux pêcheurs traditionnels et artisanaux. De même, la Mauritanie a adopté une législation qui reconnaît un statut particulier à la pêche artisanale et établit des zones exclusives.

Malgré ces avancées, de nombreux pays souffrent encore d’un déficit d’application des textes existants. Les moyens de contrôle insuffisants, la corruption et la pression des acteurs industriels compromettent souvent l’effectivité des protections juridiques. Les communautés de pêcheurs se retrouvent fréquemment démunies face à l’incursion de navires industriels dans leurs zones traditionnelles, même lorsque la loi leur accorde théoriquement des droits exclusifs.

Droits d’accès aux ressources et sécurisation territoriale

La question des droits d’accès aux ressources halieutiques constitue un enjeu fondamental pour la pérennité de la pêche artisanale. Le cadre juridique doit garantir aux pêcheurs artisanaux un accès sécurisé aux zones de pêche traditionnelles, condition sine qua non de leur survie économique et culturelle.

Le concept de droits d’usage territoriaux pour la pêche (TURF – Territorial Use Rights in Fisheries) s’est développé comme un outil juridique prometteur. Ce système attribue à des communautés ou organisations de pêcheurs des droits exclusifs sur une zone maritime délimitée. Au Japon, les coopératives de pêche (FCA – Fishery Cooperative Associations) bénéficient depuis longtemps de droits territoriaux exclusifs qui leur permettent de gérer collectivement leurs ressources selon des pratiques traditionnelles durables.

Le Mexique a développé un système similaire avec les concessions territoriales accordées aux coopératives de pêcheurs pour l’exploitation de certaines espèces comme la langouste et l’ormeau. Ces droits territoriaux s’accompagnent d’obligations de gestion durable et de conservation, créant ainsi un cercle vertueux où l’intérêt économique des pêcheurs rejoint les objectifs de préservation environnementale.

Reconnaissance des droits coutumiers et traditionnels

La reconnaissance juridique des systèmes coutumiers de gestion des pêches constitue une approche particulièrement pertinente dans de nombreuses régions. Ces systèmes, développés sur des générations, incorporent souvent des pratiques durables adaptées aux écosystèmes locaux.

Aux Fidji, le système traditionnel qoliqoli de gestion des zones de pêche a été intégré dans le cadre juridique national, accordant aux communautés locales des droits de gestion sur leurs zones de pêche traditionnelles. De même, la Nouvelle-Zélande a reconnu les droits de pêche traditionnels des Maoris à travers le Treaty of Waitangi (Fisheries Claims) Settlement Act de 1992, qui leur a alloué une part significative des quotas commerciaux.

Ces exemples montrent qu’une articulation réussie entre droit moderne et pratiques coutumières peut renforcer la protection de la pêche artisanale durable. Toutefois, cette intégration reste complexe et se heurte parfois à des conceptions juridiques occidentales qui privilégient les droits individuels et la propriété privée au détriment des approches collectives et communautaires.

  • Reconnaissance constitutionnelle des droits des communautés traditionnelles
  • Intégration des systèmes de gestion coutumiers dans la législation nationale
  • Protection juridique des connaissances écologiques traditionnelles
  • Mécanismes de consentement préalable pour les projets affectant les zones de pêche

Un défi majeur demeure l’articulation entre ces droits d’accès et les autres usages maritimes. La planification spatiale maritime, encadrée juridiquement dans un nombre croissant de pays, peut constituer un outil pour garantir la place de la pêche artisanale face aux pressions du développement côtier, de l’aquaculture industrielle ou des activités extractives. Toutefois, ces processus de planification n’intègrent pas toujours suffisamment les besoins et perspectives des pêcheurs artisanaux, malgré leur connaissance approfondie des écosystèmes marins.

Mécanismes de gouvernance et participation des pêcheurs artisanaux

La dimension participative constitue un aspect fondamental de l’encadrement juridique de la pêche artisanale durable. L’implication effective des pêcheurs dans les processus décisionnels permet non seulement de garantir la pertinence des mesures adoptées, mais constitue également une reconnaissance de leurs droits et de leur expertise.

La cogestion représente un modèle de gouvernance particulièrement adapté à la pêche artisanale. Ce système, qui partage les responsabilités de gestion entre l’État et les usagers, a été formalisé juridiquement dans plusieurs pays. Le Cambodge a ainsi développé un cadre légal pour les Communautés de Pêche (CFi – Community Fisheries) qui confère aux organisations locales de pêcheurs des droits de gestion sur leurs zones de pêche traditionnelles. Ces communautés élaborent des plans de gestion, établissent des règles d’accès et participent à la surveillance des activités de pêche.

Au Brésil, le système des Réserves Extractivistes Marines (RESEX) constitue un exemple innovant de cadre juridique combinant conservation environnementale et droits des communautés traditionnelles. Ces aires protégées d’utilisation durable sont gérées conjointement par l’État et les communautés locales de pêcheurs. Le cadre juridique des RESEX reconnaît explicitement le rôle des savoirs traditionnels dans la gestion durable des ressources marines.

Reconnaissance juridique des organisations de pêcheurs

Le statut juridique des organisations de pêcheurs constitue un élément déterminant de leur capacité d’action. Plusieurs pays ont développé des cadres légaux spécifiques pour ces structures collectives.

  • Reconnaissance légale des coopératives et associations de pêcheurs artisanaux
  • Attribution de compétences réglementaires aux organisations professionnelles
  • Mécanismes de consultation obligatoire pour les décisions affectant la pêche artisanale
  • Représentation garantie dans les instances de gestion des pêches

L’Espagne offre un exemple intéressant avec ses Cofradías de Pescadores, organisations traditionnelles de pêcheurs reconnues juridiquement comme des corporations de droit public. Cette reconnaissance leur confère un statut particulier qui va au-delà des simples associations professionnelles, leur permettant de participer activement à la régulation de l’activité de pêche dans leur territoire.

Les mécanismes de consultation préalable constituent un autre outil juridique essentiel. En Colombie, la jurisprudence de la Cour constitutionnelle a établi l’obligation de consulter les communautés de pêcheurs afro-colombiens avant tout projet pouvant affecter leurs territoires maritimes traditionnels. Cette protection, fondée sur les droits culturels et ethniques, illustre comment le droit peut créer des garde-fous contre les projets de développement préjudiciables à la pêche artisanale.

Malgré ces avancées, la mise en œuvre effective de ces mécanismes participatifs reste souvent problématique. Les asymétries de pouvoir entre pêcheurs artisanaux et autres acteurs (industriels, autorités), les contraintes administratives et le manque de ressources limitent fréquemment la portée réelle de cette participation. La formation juridique des représentants des pêcheurs et le renforcement de leurs capacités techniques apparaissent comme des conditions nécessaires pour transformer une participation formelle en influence substantielle sur les décisions.

Vers une justice environnementale pour les communautés de pêche artisanale

La protection juridique de la pêche artisanale s’inscrit dans une perspective plus large de justice environnementale. Cette approche reconnaît que les communautés de pêcheurs artisanaux sont souvent disproportionnellement affectées par la dégradation des écosystèmes marins et les politiques environnementales inadaptées, tout en ayant un accès limité aux processus décisionnels.

Le développement de recours juridictionnels accessibles constitue un axe fondamental pour renforcer les droits des pêcheurs artisanaux. En Afrique du Sud, l’affaire Kenneth George and Others v. Minister of Environmental Affairs & Tourism a marqué une avancée significative. La Haute Cour a reconnu que l’exclusion des pêcheurs traditionnels du système d’allocation des droits de pêche violait leurs droits constitutionnels, notamment le droit à l’égalité et à la dignité, obligeant le gouvernement à développer une nouvelle politique inclusive.

L’émergence du concept de droits de la nature dans certains systèmes juridiques ouvre également des perspectives intéressantes. En Équateur, dont la Constitution reconnaît des droits à la nature depuis 2008, les organisations de pêcheurs artisanaux ont pu s’appuyer sur ce cadre pour contester juridiquement des projets d’aquaculture industrielle ou d’extraction pétrolière menaçant les écosystèmes marins dont ils dépendent.

Protection face aux menaces environnementales globales

Le changement climatique et la pollution marine représentent des menaces majeures pour la pêche artisanale, exigeant des réponses juridiques adaptées. La reconnaissance légale de la vulnérabilité particulière des communautés de pêcheurs face à ces phénomènes commence à émerger dans certains cadres juridiques.

  • Intégration de la pêche artisanale dans les plans nationaux d’adaptation au changement climatique
  • Mécanismes de compensation pour les pertes liées aux catastrophes environnementales
  • Responsabilité élargie des producteurs pour la pollution plastique affectant les zones de pêche
  • Protection juridique des écosystèmes critiques pour la reproduction des espèces pêchées

Les Philippines ont développé une approche innovante avec leur loi sur le changement climatique qui reconnaît explicitement la vulnérabilité des communautés de pêcheurs et prévoit des mesures d’adaptation spécifiques. De même, la législation sur la gestion des catastrophes intègre des dispositions particulières pour la restauration des moyens de subsistance des pêcheurs artisanaux après des événements climatiques extrêmes.

La lutte contre la pêche illicite, non déclarée et non réglementée (INN) constitue un autre domaine où le cadre juridique peut protéger indirectement la pêche artisanale durable. L’Accord relatif aux mesures du ressort de l’État du port (PSMA), entré en vigueur en 2016, vise à empêcher les produits de la pêche INN d’entrer sur les marchés internationaux. Sa mise en œuvre effective peut contribuer à protéger les stocks dont dépendent les pêcheurs artisanaux.

Les mécanismes de certification et de labellisation constituent également des outils juridiques indirects qui peuvent valoriser les pratiques durables de la pêche artisanale. Le développement de cadres légaux pour des systèmes de certification adaptés aux réalités de la pêche à petite échelle, comme le Fishery Improvement Projects (FIP), permet de reconnaître et récompenser les pratiques durables sans imposer les coûts prohibitifs des certifications internationales standards.

L’avenir de la protection juridique de la pêche artisanale durable passe nécessairement par une approche intégrée qui reconnaît l’interconnexion entre droits humains, préservation environnementale et développement économique équitable. Les avancées dans la reconnaissance des droits bioculturels, qui protègent simultanément la biodiversité et les pratiques culturelles qui y contribuent, offrent une voie prometteuse pour renforcer le statut juridique des communautés de pêcheurs artisanaux en tant que gardiens des écosystèmes marins.