
Les écosystèmes marins profonds, véritables trésors de biodiversité situés au-delà de 200 mètres sous la surface des océans, font face à des menaces croissantes malgré leur inaccessibilité. Ces habitats fragiles, qui abritent des espèces uniques et des processus écologiques encore méconnus, subissent les pressions combinées de l’exploitation minière, de la pêche industrielle et des changements climatiques. La protection juridique de ces environnements constitue un défi majeur du droit international et national de l’environnement, complexifié par leur localisation souvent hors des juridictions nationales. Face à ce constat, l’élaboration d’un cadre normatif adapté devient une nécessité pour assurer la préservation de ces écosystèmes dont la valeur scientifique et écologique est inestimable.
Caractéristiques et vulnérabilités des écosystèmes marins profonds
Les écosystèmes marins profonds représentent plus de 90% de l’espace habitable de notre planète. Ces environnements se distinguent par des conditions extrêmes : obscurité totale, pressions colossales, températures basses et ressources nutritives limitées. Malgré ces contraintes, ils abritent une biodiversité exceptionnelle et largement méconnue. Les sources hydrothermales, les monts sous-marins, les récifs coralliens d’eau froide et les plaines abyssales constituent des habitats uniques où évoluent des organismes aux adaptations remarquables.
La vulnérabilité de ces écosystèmes tient principalement à la lenteur des cycles biologiques qui s’y déroulent. Dans les profondeurs marines, la croissance et la reproduction des organismes s’effectuent à un rythme extrêmement lent. Par exemple, certains coraux d’eau froide comme le Lophelia pertusa croissent d’à peine quelques millimètres par an et peuvent vivre plusieurs millénaires. Cette caractéristique rend ces écosystèmes particulièrement sensibles aux perturbations anthropiques, leur résilience étant très faible.
Menaces anthropiques principales
Les écosystèmes profonds font face à diverses pressions humaines dont l’intensité s’accroît avec les avancées technologiques permettant d’accéder à des profondeurs toujours plus grandes :
- La pêche profonde destructrice, notamment le chalutage de fond qui dévaste les habitats benthiques
- L’exploitation minière des grands fonds marins ciblant les nodules polymétalliques, sulfures et encroûtements
- La pollution par les microplastiques, désormais présents jusqu’aux fosses les plus profondes comme la fosse des Mariannes
- Les effets du changement climatique, incluant l’acidification des océans et la désoxygénation
La Fondation pour la Recherche sur la Biodiversité estime que plus de 50% des écosystèmes de coraux d’eau froide ont déjà été endommagés par les activités de pêche dans certaines régions comme l’Atlantique Nord. Cette situation est d’autant plus préoccupante que la connaissance scientifique de ces milieux reste fragmentaire : selon les estimations de la Commission Océanographique Intergouvernementale, moins de 20% des fonds marins ont été cartographiés avec précision, et seulement 0,0001% ont fait l’objet d’études biologiques détaillées.
La fragilité intrinsèque de ces écosystèmes, combinée à leur faible capacité de régénération, fait que toute perturbation peut avoir des conséquences irréversibles. La communauté scientifique souligne que la destruction d’un récif corallien profond âgé de plusieurs milliers d’années peut survenir en quelques minutes de chalutage. Cette réalité pose un défi considérable pour l’élaboration de cadres juridiques adaptés, qui doivent intégrer le principe de précaution face aux nombreuses incertitudes scientifiques persistantes.
Cadre juridique international : entre fragmentation et évolution
La protection des écosystèmes marins profonds s’inscrit dans un paysage juridique international complexe et fragmenté. La Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (CNUDM) de 1982, souvent qualifiée de « constitution des océans », constitue le socle fondamental de cette architecture normative. Toutefois, lors de son adoption, les connaissances sur les écosystèmes profonds étaient limitées, ce qui explique l’absence de dispositions spécifiques les concernant directement.
La CNUDM établit différents régimes juridiques selon les zones maritimes. Dans les Zones Économiques Exclusives (ZEE), qui s’étendent jusqu’à 200 milles marins des côtes, les États disposent de droits souverains pour l’exploitation des ressources mais ont l’obligation de protéger l’environnement marin. Pour les zones situées au-delà des juridictions nationales, la haute mer et la Zone (fonds marins internationaux), le cadre juridique s’avère moins contraignant.
L’Autorité Internationale des Fonds Marins (AIFM), créée par la CNUDM, joue un rôle déterminant dans la régulation des activités minières dans la Zone. Son mandat comporte une dualité intrinsèque : promouvoir l’exploitation des ressources minérales tout en assurant la protection effective du milieu marin. Cette tension se reflète dans l’élaboration en cours du Code minier, ensemble de règles destinées à encadrer l’exploitation commerciale des ressources minérales des grands fonds.
Instruments juridiques complémentaires
Face aux lacunes de la CNUDM concernant la biodiversité marine, plusieurs instruments complémentaires ont émergé :
- La Convention sur la Diversité Biologique (CDB) qui, depuis 2004, accorde une attention particulière aux écosystèmes marins vulnérables
- L’Accord relatif à l’application de la Partie XI de la CNUDM, modifiant les dispositions relatives à l’exploitation des ressources minérales
- L’Accord sur les stocks de poissons chevauchants de 1995, qui intègre une approche écosystémique de la gestion des pêches
Une avancée majeure est en cours avec la négociation du traité sur la biodiversité marine au-delà des juridictions nationales (BBNJ), dont le texte a été finalisé en mars 2023. Ce nouvel accord, fruit de près de deux décennies de discussions, vise à combler les lacunes juridiques concernant la conservation et l’utilisation durable de la biodiversité marine dans les zones situées au-delà des juridictions nationales. Il prévoit notamment la création d’aires marines protégées en haute mer, l’évaluation des impacts environnementaux des activités humaines et le partage des bénéfices issus des ressources génétiques marines.
Les résolutions de l’Assemblée générale des Nations Unies ont joué un rôle catalyseur dans l’évolution du droit international. La résolution 61/105 de 2006 a ainsi exhorté les États et les organisations régionales de gestion des pêches (ORGP) à adopter des mesures de protection des écosystèmes marins vulnérables contre les impacts de la pêche de fond. Ces résolutions, bien que non contraignantes, ont contribué à l’émergence de normes de protection plus strictes au niveau régional et national.
Mécanismes de protection spatiale des écosystèmes profonds
La protection spatiale constitue l’un des outils les plus efficaces pour préserver les écosystèmes marins profonds. Cette approche repose sur la délimitation de zones géographiques où les activités humaines sont strictement réglementées ou interdites. Plusieurs mécanismes juridiques ont été développés à cette fin, avec des degrés variables de protection et d’efficacité.
Les Aires Marines Protégées (AMP) représentent l’instrument le plus connu. Dans les eaux sous juridiction nationale, de nombreux États ont créé des AMP englobant des écosystèmes profonds. La France a ainsi établi le Parc naturel marin des Glorieuses qui protège des monts sous-marins et des récifs coralliens profonds. Toutefois, la couverture des écosystèmes profonds par les AMP reste limitée : selon l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature (UICN), moins de 3% des océans sont protégés par des AMP strictes, et une fraction encore plus faible concerne spécifiquement les écosystèmes profonds.
En haute mer, l’établissement d’AMP s’avère plus complexe en raison de l’absence d’autorité centralisée. Néanmoins, des progrès significatifs ont été réalisés dans certaines régions. La Commission pour la conservation de la faune et la flore marines de l’Antarctique (CCAMLR) a ainsi créé en 2016 l’AMP de la mer de Ross, couvrant 1,55 million de km² et protégeant des écosystèmes abyssaux. Cette réalisation démontre la possibilité d’établir des régimes de protection spatiale ambitieux en haute mer par le biais d’accords régionaux.
Écosystèmes Marins Vulnérables et Zones d’Importance Écologique ou Biologique
Parallèlement aux AMP traditionnelles, des approches complémentaires ont émergé pour cibler spécifiquement les écosystèmes profonds :
- Les Écosystèmes Marins Vulnérables (EMV), identifiés dans le cadre des ORGP pour protéger les habitats sensibles des impacts de la pêche de fond
- Les Zones d’Importance Écologique ou Biologique (ZIEB), désignées sous l’égide de la CDB selon des critères scientifiques
- Les Zones Particulièrement Vulnérables (ZPV) établies par l’Organisation Maritime Internationale pour limiter les impacts du transport maritime
La désignation d’EMV par les ORGP a conduit à la fermeture de nombreuses zones de pêche profonde. Par exemple, la Commission des pêches de l’Atlantique Nord-Est (CPANE) a interdit le chalutage de fond sur plusieurs monts sous-marins et récifs coralliens profonds. Selon un rapport de la FAO de 2022, plus de 20 millions de km² de fonds marins sont désormais protégés des impacts de la pêche de fond grâce à ces mesures.
L’efficacité de ces mécanismes spatiaux dépend largement de leur mise en œuvre effective. La surveillance des activités dans ces zones protégées constitue un défi majeur, particulièrement dans les régions éloignées et profondes. Les technologies émergentes comme la surveillance satellitaire, les systèmes d’identification automatique (AIS) des navires et les drones sous-marins autonomes offrent des perspectives prometteuses pour renforcer le contrôle des activités illégales. La Commission Européenne a ainsi lancé en 2020 le programme Copernicus Maritime Surveillance qui utilise l’imagerie satellitaire pour détecter les navires opérant illégalement dans les zones protégées.
Régulation des activités extractives dans les grands fonds marins
L’exploitation des ressources minérales des grands fonds marins représente l’une des menaces les plus préoccupantes pour les écosystèmes profonds. Ces activités ciblent principalement trois types de gisements : les nodules polymétalliques des plaines abyssales, riches en manganèse, nickel et cobalt ; les sulfures hydrothermaux formés près des sources hydrothermales, contenant du cuivre, de l’or et du zinc ; et les encroûtements cobaltifères présents sur les flancs des monts sous-marins.
Le régime juridique applicable varie selon la localisation des gisements. Dans les ZEE, les États exercent leur souveraineté sur les ressources minérales et définissent leur propre cadre réglementaire. La Papouasie-Nouvelle-Guinée avait ainsi accordé en 2011 le premier permis d’exploitation de sulfures hydrothermaux à la société Nautilus Minerals pour le projet Solwara 1, avant son abandon suite à des difficultés financières et une forte opposition sociétale.
Dans la Zone internationale des fonds marins, l’AIFM joue un rôle central. Créée par la CNUDM, cette organisation internationale est chargée d’organiser et de contrôler les activités d’exploration et d’exploitation des ressources minérales pour le compte de l' »humanité tout entière« . À ce jour, l’AIFM a délivré 31 contrats d’exploration à des entités publiques et privées, couvrant plus de 1,5 million de km² de fonds marins. L’élaboration du Code minier, qui définira les conditions d’exploitation commerciale, est en cours depuis plusieurs années.
Controverse sur le moratoire et approche de précaution
Face aux risques environnementaux considérables associés à l’exploitation minière des grands fonds, un débat intense s’est développé au sein de la communauté internationale. Un nombre croissant d’États, dont la France, l’Allemagne et le Chili, ainsi que de nombreuses organisations non gouvernementales, préconisent l’adoption d’un moratoire sur l’exploitation minière des grands fonds, au moins jusqu’à ce que des connaissances scientifiques suffisantes soient acquises sur ces écosystèmes et les impacts potentiels de l’exploitation.
Cette position s’appuie sur le principe de précaution, inscrit dans la Déclaration de Rio sur l’environnement et le développement de 1992, qui stipule que « l’absence de certitude scientifique absolue ne doit pas servir de prétexte pour remettre à plus tard l’adoption de mesures effectives visant à prévenir la dégradation de l’environnement ». Les partisans du moratoire soulignent que les connaissances actuelles sur les écosystèmes profonds sont trop limitées pour garantir que l’exploitation minière puisse être conduite sans dommages irréversibles.
À l’opposé, certains États, notamment ceux disposant de capacités technologiques avancées comme la Chine, la Corée du Sud et des pays insulaires du Pacifique comme Nauru, poussent pour une finalisation rapide du Code minier. En juin 2021, Nauru a d’ailleurs invoqué la « clause des deux ans » prévue par la CNUDM, qui oblige l’AIFM à finaliser les règles d’exploitation dans un délai de deux ans ou, à défaut, à examiner les demandes d’exploitation selon les règles provisoires.
La Commission Juridique et Technique de l’AIFM travaille à l’élaboration de normes environnementales strictes pour le Code minier, incluant l’obligation de réaliser des études d’impact environnemental approfondies, la création de zones de référence préservées de toute exploitation, et la mise en place de systèmes de surveillance environnementale continue. Néanmoins, de nombreux experts soulignent les difficultés pratiques d’application de ces mesures dans des environnements aussi extrêmes et méconnus que les grands fonds marins.
Approche écosystémique et gestion des pêches profondes
La pêche dans les eaux profondes constitue une menace majeure pour les écosystèmes benthiques. Les méthodes de pêche destructrices, en particulier le chalutage de fond, peuvent raser des formations biologiques qui ont mis des millénaires à se développer. Face à ce constat, l’évolution du droit international des pêches vers une approche écosystémique représente une avancée significative pour la protection des habitats profonds.
L’Accord sur les stocks de poissons de 1995 a marqué un tournant en intégrant explicitement cette approche écosystémique. Son article 5 stipule que les États doivent « protéger la biodiversité dans le milieu marin » et « évaluer l’impact de la pêche, des autres activités humaines et des facteurs environnementaux sur les stocks visés et sur les espèces appartenant au même écosystème ». Cette disposition a conduit à une prise en compte croissante des habitats benthiques dans les mesures de gestion des pêches.
Les ORGP jouent un rôle pivot dans la mise en œuvre de ces principes. Plusieurs d’entre elles ont adopté des mesures spécifiques pour protéger les écosystèmes profonds :
- La CPANE a fermé plusieurs zones de pêche pour protéger des monts sous-marins et des récifs coralliens d’eau froide
- L’Organisation des pêches de l’Atlantique Nord-Ouest (OPANO) a interdit le chalutage de fond dans 13 zones abritant des écosystèmes marins vulnérables
- La Commission générale des pêches pour la Méditerranée (CGPM) a établi des zones de pêche restreinte pour protéger les habitats profonds comme le récif à Lophelia pertusa du détroit de Sicile
Évolution des réglementations
L’Union européenne a joué un rôle précurseur en adoptant en 2016 le Règlement 2016/2336 établissant des conditions spécifiques pour la pêche des stocks d’eau profonde dans l’Atlantique du Nord-Est. Ce texte interdit le chalutage de fond au-delà de 800 mètres de profondeur et impose des conditions strictes pour la pêche entre 400 et 800 mètres, notamment la fermeture des zones où des écosystèmes marins vulnérables sont identifiés.
Cette réglementation européenne illustre l’application du principe de précaution et de l’approche écosystémique dans la gestion des pêches profondes. Elle reconnaît que la conservation des habitats benthiques est indissociable d’une exploitation durable des ressources halieutiques. Selon un rapport d’évaluation publié en 2021 par la Direction Générale des Affaires Maritimes et de la Pêche de la Commission européenne, cette réglementation a permis de réduire significativement l’empreinte écologique de la pêche profonde dans les eaux européennes.
Au niveau mondial, la FAO a adopté en 2008 des Directives internationales sur la gestion de la pêche profonde en haute mer. Ces directives, bien que non contraignantes, fournissent un cadre de référence pour l’identification et la protection des EMV. Elles recommandent notamment l’application de protocoles de rencontre, obligeant les navires à cesser leurs opérations et à se déplacer lorsqu’ils rencontrent des indicateurs d’EMV, comme des coraux ou des éponges.
L’efficacité de ces mesures dépend largement de la volonté politique des États et des moyens alloués au contrôle et à la surveillance. La pêche illicite, non déclarée et non réglementée (INN) demeure un défi majeur, particulièrement en haute mer où les capacités de contrôle sont limitées. Des initiatives comme le Réseau International de Suivi, de Contrôle et de Surveillance (IMCS Network) visent à renforcer la coopération internationale dans la lutte contre la pêche INN, notamment par le partage d’informations et le renforcement des capacités.
Vers une gouvernance intégrée et adaptative des écosystèmes profonds
La protection effective des écosystèmes marins profonds nécessite de dépasser l’approche sectorielle qui caractérise actuellement la gouvernance océanique. Une gestion intégrée, prenant en compte l’ensemble des pressions anthropiques et leurs effets cumulatifs, s’impose comme une nécessité face à la complexité des enjeux.
La fragmentation institutionnelle constitue l’un des obstacles majeurs à cette approche intégrée. Les responsabilités en matière de gouvernance des océans profonds sont réparties entre de multiples organisations internationales : l’AIFM pour les ressources minérales, les ORGP pour les pêches, l’Organisation Maritime Internationale pour le transport maritime, et bien d’autres encore. Cette multiplicité d’acteurs, aux mandats parfois chevauchants ou contradictoires, entrave l’élaboration d’une vision cohérente de la protection des écosystèmes profonds.
Le futur traité BBNJ constitue une opportunité historique pour renforcer cette cohérence. En prévoyant des mécanismes de coordination entre les organisations existantes et en établissant un cadre global pour la conservation de la biodiversité marine, il pourrait combler les lacunes actuelles de la gouvernance. La création d’une Conférence des Parties dotée de pouvoirs décisionnels significatifs représenterait une avancée majeure vers une gouvernance plus intégrée.
Vers une approche adaptative fondée sur la science
La connaissance scientifique des écosystèmes profonds demeure parcellaire. Selon l’UNESCO, moins de 20% des espèces marines profondes seraient actuellement décrites. Cette méconnaissance appelle à l’adoption d’une gouvernance adaptative, capable d’évoluer en fonction des nouvelles découvertes scientifiques.
L’interface science-politique joue un rôle déterminant dans ce processus. Des initiatives comme la Décennie des Nations Unies pour les sciences océaniques au service du développement durable (2021-2030) visent à combler les lacunes de connaissances et à renforcer les liens entre recherche scientifique et prise de décision. Le Processus régulier d’évaluation mondiale de l’état du milieu marin des Nations Unies contribue à la synthèse et à la diffusion des connaissances scientifiques auprès des décideurs.
La participation des peuples autochtones et des communautés locales à la gouvernance des écosystèmes profonds mérite une attention particulière. Leurs connaissances traditionnelles et leur relation spirituelle avec l’océan peuvent enrichir les approches de conservation. Le concept de Rahui dans le Pacifique, système traditionnel de gestion des ressources marines incluant des restrictions temporaires d’accès, illustre la pertinence de ces savoirs pour une gestion durable des écosystèmes marins.
La dimension économique ne peut être ignorée dans l’élaboration d’une gouvernance intégrée. Le développement de mécanismes financiers innovants pour soutenir la conservation des écosystèmes profonds constitue un enjeu majeur. Des approches comme les paiements pour services écosystémiques ou les obligations bleues pourraient contribuer à mobiliser des ressources pour la recherche scientifique, la surveillance environnementale et la création d’aires marines protégées.
Enfin, la sensibilisation du public aux enjeux liés aux écosystèmes profonds représente un levier d’action non négligeable. Malgré leur éloignement et leur invisibilité, ces environnements fournissent des services écosystémiques précieux pour l’humanité, notamment à travers leur rôle dans les cycles biogéochimiques globaux et leur potentiel pour la découverte de molécules bioactives. Des initiatives comme Mission Blue de la Sylvia Earle Alliance contribuent à cette sensibilisation en désignant des « Hope Spots » incluant des écosystèmes profonds d’importance critique.
Perspectives d’avenir : innovations juridiques pour un patrimoine commun
Face aux défis persistants de la protection des écosystèmes marins profonds, l’innovation juridique apparaît comme une voie prometteuse. De nouveaux concepts et approches émergent pour répondre aux spécificités de ces environnements et aux menaces qui pèsent sur eux.
La reconnaissance des droits de la nature constitue l’une des évolutions juridiques les plus novatrices. Cette approche, qui confère une personnalité juridique aux entités naturelles, a déjà été appliquée à plusieurs écosystèmes terrestres et fluviaux. En 2017, la Nouvelle-Zélande a ainsi reconnu le fleuve Whanganui comme une entité vivante dotée de droits. L’extension de ce concept aux écosystèmes marins profonds pourrait renforcer significativement leur protection en leur permettant d’être représentés en justice indépendamment des intérêts humains directs.
La notion de patrimoine commun de l’humanité, déjà appliquée aux ressources minérales des fonds marins par la CNUDM, mériterait d’être étendue à la biodiversité marine des zones au-delà des juridictions nationales. Cette extension, débattue dans le cadre des négociations du traité BBNJ, impliquerait un partage équitable des bénéfices issus de l’utilisation de cette biodiversité, notamment dans le domaine des ressources génétiques marines.
Responsabilité et réparation des dommages environnementaux
Le développement de régimes de responsabilité adaptés aux spécificités des écosystèmes profonds représente un autre axe d’innovation juridique. Les dommages causés à ces environnements peuvent être irréversibles et leurs conséquences se manifester bien au-delà du lieu de l’impact initial. Le Protocole de Nagoya-Kuala Lumpur sur la responsabilité et la réparation, adopté dans le cadre de la CDB, pourrait servir de modèle pour l’élaboration d’un régime spécifique aux écosystèmes marins profonds.
La valeur intrinsèque de ces écosystèmes pose la question de l’évaluation monétaire des dommages environnementaux. Des méthodologies innovantes comme l’analyse contingente ou les prix hédoniques tentent d’attribuer une valeur économique aux services écosystémiques rendus par les environnements profonds, mais se heurtent à d’importantes limites méthodologiques. Une approche alternative consisterait à développer des mécanismes de réparation en nature, centrés sur la restauration écologique plutôt que sur la compensation financière.
La justice environnementale constitue une dimension fondamentale de ces réflexions. Les impacts de la dégradation des écosystèmes profonds affectent de manière disproportionnée certaines populations, notamment les communautés côtières des Petits États Insulaires en Développement (PEID) dont la subsistance dépend directement des ressources marines. L’intégration de considérations d’équité dans les mécanismes juridiques de protection apparaît dès lors comme une nécessité.
À l’échelle nationale, des initiatives pionnières méritent d’être soulignées. Le Costa Rica a ainsi adopté en 2014 une loi interdisant l’exploitation minière des fonds marins dans ses eaux territoriales et sa ZEE. La France, à travers la loi pour la reconquête de la biodiversité de 2016, a interdit toute activité d’exploration ou d’exploitation minière dans les habitats sensibles que sont les récifs coralliens et les sources hydrothermales. Ces législations nationales peuvent servir de modèles pour d’autres États et inspirer le développement de normes internationales plus ambitieuses.
L’implication croissante du secteur privé dans la conservation marine ouvre également des perspectives intéressantes. Des initiatives comme la Sustainable Ocean Alliance ou le Ocean Risk and Resilience Action Alliance mobilisent des acteurs économiques autour de la protection des écosystèmes marins, y compris profonds. Ces partenariats public-privé pourraient contribuer au développement et à la mise en œuvre de solutions innovantes pour la conservation des grands fonds.